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Nouvelles résolutions

Judith

 

— Tiens-donc ! Ma cliente préférée ! s’exclame Eddie, le propriétaire de la seule boutique de BD du quartier.

C’est un avantage certain quand on sait qu’elle n’est qu’à deux rues de mon appartement.

— J’espère que tu as ce que je t’ai demandé, sinon je ne serais plus ta cliente du tout, je le préviens en m’approchant de son comptoir.

Avec un rire nerveux, il se frotte l’arrière de la tête, puis remet ses cheveux blonds en place sur le haut de son crâne dans une sorte d’épaisse crête de coq.

— Eh bien, puisque tu en parles, je ne l’ai pas encore reçu.

Je commence à grogner et lui lance un regard mauvais.

— Hé, pas la peine de te prendre pour une lionne en chaleur, au moins je l’ai trouvé.

Je me détends en entendant cela, car je dois avouer que j’avais peur qu’il ne trouve pas la figurine qu’il me manque. J’ai une collection presque complète des figurines Iron Man, et il ne m’en manque qu’une seule pour qu’elle soit parfaite. Malheureusement, c’est la plus belle et la plus introuvable qu’il me faut. Mais j’ai une grande confiance en Eddie. Après tout, il est le roi des comics ici.

— Et quand vas-tu la recevoir ?

Il sort un carnet et tourne quelques pages avant de trouver la bonne.

— Dans deux jours, avec de la chance. J’ai eu beaucoup de mal à l’avoir, j’ai dû faire jouer pas mal de mes relations.

Avec un gloussement, je m’appuie sur son comptoir.

— Je n’en doute pas. Je sais que tu es hyper connu dans le milieu.

Il prend un air fier en bombant le torse et me sourit de ses dents blanches parfaitement alignées.

— Je suis une légende dans ce milieu, il me corrige.

Je secoue la tête en riant, ce qui me vaut une tape sur l’épaule et le privilège de voir le piercing en forme de tête de mort qu’il a sur le milieu de la langue.

— Il n’est plus rose ? je m’étonne en fronçant les sourcils.

— Non ! Ma chérie m’a dit que celui-ci est plus tendance.

Il ponctue cela d’un clin d’œil mais je suis encore bloquée sur le « ma chérie ».

— Je croyais que tu étais gay ?

Il hausse les épaules, sans comprendre mon problème.

— Je peux être gay et avoir une chérie. Ça ne veut pas dire que je couche avec elle.

— Hum, hum. Si tu le dis.

J’attrape un paquet de chewing-gum sur son comptoir et en prend un, avant de remettre le paquet à sa place.

— Tu sais que je suis sensé les vendre ?

Je hausse les épaules en mâchant la bouche ouverte.

— C’est toi le patron, non ? Tu devrais en offrir à tes clients, ça augmentera ta popularité.

L’air légèrement vexé, il lève le menton encore plus haut.

— Je n’ai pas besoin d’être plus populaire. Je suis déjà une légende.

Un jeune homme s’approche du comptoir en gloussant et tend la BD qu’il souhaite acheter.

— Tu vois, tu ruines ma réputation, Judith.

— Je te fais rester sur terre, Eddie.

Il grogne puis jette un regard mauvais au gamin qui ne dois pas avoir plus de treize ans.

— Et toi, arrêtes de rire ou je te fais percer la langue.

Le gamin avale presque sa langue, les yeux écarquillés. J’en pleure de rire. Il récupère sa BD sans ajouter un mot, évitant le regard d’Eddie et fuyant les lieux comme s’il y avait le feu.

— Tu viens de perdre un client.

Eddie réussi à garder son sérieux jusqu’à ce que le gamin soit sorti avant de se mettre à glousser.

— Il reviendra. Ils reviennent toujours.

Je lève un sourcil mais il m’ignore en haussant les épaules et attrape un chewing-gum qu’il jette dans sa bouche.

— Tiens, je crois qu’une nouvelle cliente s’apprête à faire son entrée, il marmonne avec un léger sourire ravi.

Je me tourne vers la vitrine et vois Kiara plisser les yeux pour essayer de voir à l’intérieur de la boutique.

— Celle-ci je la connais.

Kiara entre dans la boutique, vêtue d’un pantalon en coton gris trop large et d’un t-shirt rose moulant. Ses baskets ne laissent aucun doute sur son plan. J’aurais bien aimé qu’elle l’oubli même si je suis également en tenue pour aller courir comme je le lui avais promis.

— Salut, je dis en essayant d’avoir l’air réjoui.

Kiara s’approche et me prend brièvement dans ses bras.

— Tu es prête ?

J’écarte les bras pour lui montrer mon short, mes baskets et mon t-shirt. Je crois que c’est la tenue appropriée pour aller courir. Je me demande encore pourquoi j’ai accepté de l’accompagner. Je n’ai pas couru depuis des années, sauf pour rattraper un métro ou un bus. Et encore, je ne le fais plus depuis que j’ai ma voiture.

— Je sais que ce n’est pas la période des soldes, alors pourquoi êtes-vous en tenue de combat ? nous interroge Eddie en posant son menton sur le dos de sa main, son coude reposant sur le comptoir.

— Nous allons courir, lui répond joyeusement Kiara.

Je réalise qu’ils ne se connaissent pas, et procède aux présentations.

— Tu ne penses pas que tu vas avoir trop chaud dans cette tenue ? je demande en me tournant à nouveau vers Kiara. Ton pantalon à l’air épais.

Son sourire s’atténue et ses sourcils se froncent.

— Je sais, mais je n’arrive pas à remettre la main sur ceux que je mets d’habitudes. J’ai dû prendre un des pantalons d’Adam.

Un sourcil levé, je l’observe retrousser le haut du pantalon. Elle a l’air de porter un pyjama trop grand. Elle se penche, et remonte le pantalon jusqu’au haut de ses mollets. Elle aura peut-être un peu moins chaud, mais toujours l’air d’un clown.  

— Bon, je ne pourrais pas faire mieux, elle soupire.

— Très bien, allons-y.

Nous saluons Eddie et quittons sa boutique en direction du parc.

 

            La dernière fois que j’étais aussi mal en point, je venais de me réveiller dans un hôpital, après qu’un abruti ai foncé droit dans ma voiture. Je venais d’avoir mon permis de conduire, j’avais à peine dix-huit ans, et mon père m’avait prêté sa voiture pour aller à une exposition sur l’univers de Star Wars. C’était génial ! Et sur le chemin du retour, Boom !

Mais là n’est pas le sujet.

— Hé ! j’expire difficilement pour appeler la personne qui me pousse à la torture.

Mais elle ne ralentit même pas.

— Speedy Gonzales ! Ralentis ! je crie, ou plutôt j’essaye de crier en crachant mes poumons.

D’ailleurs, je pense que c’est le son de mon poumon gauche cherchant à passer ma gorge, plutôt que mes beuglements, qui poussent Kiara à s’arrêter.

Et comme l’athlète insupportable qu’elle est, elle continue simplement à courir sur place. Moi je n’en peux plus. Me laissant aller en avant, je pose mes mains sur mes genoux et expire bruyamment. Aussi délicate et raffinée qu’un bœuf. Tout à fait charmant.

— Tu veux faire une pause ? elle me demande de sa voix guillerette, à peine essoufflée.

Mes jambes me font horriblement mal. Et mes côtes aussi. Et il me semble que mon cœur n’est pas supposé battre aussi vite à moins de succomber à un arrêt cardiaque sous peu.

— Je ne veux pas… une pause, je soupire.

J’essaye de retrouver mon souffle mais c’est bien plus difficile que prévu. Comment de l’air peut-il brûler mes poumons ?

Sans aucune force, je me laisse tomber dans l’herbe qui borde le chemin de course du parc et envisage d’embrasser la vie d’une étoile de mer… sur herbe. Une étoile d’herbe.

— Je veux juste mourir, je marmonne en fixant les branches de l’arbres au-dessus de moi.

Dans un mouvement souple, Kiara s’assoit à côté de moi, laisse échapper un petit soupir délicat et me sourit. J’ai envie de la tuer. Je préférais la Kiara qui pensait trop et n’exhibait pas son bonheur devant tout le monde. Non, ce n’est pas de la jalousie, c’est juste… bon d’accord, je suis jalouse.

— Tu m’énerve, je grommelle en me redressant.

Ses sourcils se froncent et son jolie sourire devient un vague mouvement de lèvre qui cherche à prononcer des mots qu’elle ne semble pas trouver.

— Ne joue pas les innocentes, je reprends en levant une main pour l’empêcher de parler.

Puis je décide de rapidement changer de sujet.

— Tu sais que tu m’as foutu une sacrée trouille quand tu as quitté le pays ?

Un air coupable se peint sur son visage, et bien que j’adore cette fille, je tiens à lui rappeler que ce genre de chose, ça ne se fait pas.

— Je suis désolée, Jude.

Son accent me fait sourire, et je me mords la lèvre pour garder mon sérieux.

— Tu ne m’as pas dit ce qu’il s’est passé. J’ai vraiment cru que tu ne reviendrais plus.

Elle baisse les yeux quelques secondes et tripote le lacet d’une de ses baskets, le menton posé sur son genou.

— J’avais besoin… de dire adieu, elle marmonne avant de tourner la tête vers moi.

Sa tempe repose maintenant sur son genou et ses bras entourent ses jambes. Elle ressemble à une enfant, avec ses cheveux blonds attachés en une couette sur le haut de la tête et ses joues rouges à cause de l’effort et de la chaleur.

— Tu t’es transformée en quelque semaines, je constate.

Quand elle est partie, il était évident qu’elle n’allait pas bien. Je ne pensais vraiment pas qu’elle allait revenir, et je ne savais pas vraiment pourquoi. Je pouvais juste comprendre et supposer qu’elle avait le mal du pays et que sa famille lui manquait. J’ai eu un peu mal au cœur de ne pas avoir réussi à être assez présente et à son écoute pour que ce morceau de la famille lui suffise à supporter l’éloignement des siens.

Redressant la tête, Kiara inspire doucement et commence à faire des gestes en parlant.

— J’ai quitté l’Australie en pensant tout oublier. Mais en tombant amoureuse d’Adam, je me suis rendue compte que j’avais juste tout enfermé dans une boite prête à exploser.

Elle fixe ses mains, dont les doigts écartés et recourbés se font face pour mimer cette boite.

— Et elle a explosé ?

Ses mains retombent mollement sur ses genoux alors qu’elle tourne son regard vers moi.

— C’est plutôt comme si elle s’était déversée lentement, elle répond les sourcils froncés, essayant elle-même de comprendre.

— Et maintenant ?

Je pose la question même si j’en connais la réponse. Parce que depuis qu’elle est revenue d’Australie, elle va beaucoup mieux, et ça se voit clairement sur son visage. Dans sa posture aussi. Et dans ses yeux.

— Je vais bien. Je vais même très bien, elle ajoute avec un clin d’œil.

Levant les yeux au ciel, je décide de me relever pour marcher jusqu’à l’appartement. Hors de question que je cours un mètre de plus. Kiara suit le mouvement et s’apprête à s’élancer.

— N’y pense même pas, Speedy.

Elle essaye de prendre un air déçu, mais son amusement force le passage.

— Pourquoi tu t’infliges une telle chose ? je demande avec une grimace en sentant venir une crampe dans mon mollet.

— Adam court bien plus vite que moi.

— C’est bien pour cela que je n’ai jamais accepté de courir avec lui.

J’appuie entre mes côtes pour essayer de faire passer l’autre douleur qui me scie la taille, mais forcément, c’est inutile. Alors je prends de grandes inspirations à la place. Qu’est-ce qui m’a pris d’accepter de courir avec elle ?

— Il t’a déjà proposé de courir avec lui ?

— Serait-ce de la jalousie que j’entends dans ta voix ? je la taquine en remuant un sourcil.

— Pas du tout, elle s’empresse de répondre en fixant l’horizon.

— J’avais besoin d’amis. Je venais de débarquer en plein cœur de Paris mais je passais tout mon temps au labo.

— Pourquoi tu utilises le passé ? elle demande d’un air faussement innocent.

— Hé ! Ça c’est un coup bas ! Je te rappelle que je suis chef d’équipe.

Elle présente ses mains à plat devant elle et s’incline tout en continuant à marcher à côté de moi.

— Sorry.

— J’aime mieux ça. Quoi qu’il en soit, tu ne peux pas nier qu’Adam est canon et…

— Ça veut dire qu’il est beau ? elle demande les sourcils froncés.

J’oublie encore un peu trop souvent qu’elle ne comprend pas tout.

— Oui, et arrête de me couper la parole. 

Elle hoche la tête solennellement, alors je reprends.

— Donc, Adam et Malik étaient les beaux gosses qui sont arrivés juste après moi.

— Tu viens de dire…

— Arrête de me couper ! Je suis arrivée un an avant eux. J’ai bossé, enfin travaillé, comme une folle pour prouver que j’étais aussi douée si ce n’est plus, que tous les autres. Alors pendant cette première année, je ne sortais pas, je ne voyais personne, et c’est passé tellement vite que j’ai l’impression que ce n’était que trois mois. Et puis, Adam et Malik sont arrivés. On leur a carrément donné un labo pour eux tout seuls. Ils n’avaient encore rien fait et ils avaient déjà tout ce qu’ils voulaient. Tu y crois toi ?

Elle me regarde quelques secondes sans dire un mot.

— Je peux parler, là ?

Je lui adresse un regard noir qui la fait rire.

— Trop tard, ton temps est écoulé. Donc, quand j’ai vu ses deux types arriver comme des fleurs, je les ai détestés. Et je leur ai fait pas mal de vilaines choses.

— Comme quoi ?

Je tourne mon regard vers elle, les lèvres pincées.

— Il ne vaut mieux pas que tu saches.

Elle prend un air boudeur, mais je m’en fiche. Je n’ai pas envie de lui raconter comment j’ai failli me faire virer, et les garçons avec. Et ce n’était pas le pire. Tout ça parce qu’Anne ne pouvait pas fermer sa bouche.

— Je demanderais à Adam, alors, elle réplique en haussant les épaules.

Un rire moqueur m’échappe.

— Quoi ?

— Il ne te dira rien.

— Pourquoi ?

— Je suis certaine qu’il n’a pas envie que je recommence.

— Tu ferais ça ? Juste parce qu’il m’a dit ce que tu lui as fait ?

— Sans aucune hésitation.

Elle s’écarte d’un pas, la main sur la poitrine et la bouche ouverte dans une expression de pur outrage, qui me fait mourir de rire.

— Tu veux la fin de l’histoire, oui ou non ?

Elle se renfrogne et croise les bras sur sa poitrine en marmonnant un « oui » qui ressemble plus à un grognement.

— Donc, après être passée dans le bureau du directeur du département, je me suis calmée. Et aussi parce que j’ai commencé à vraiment apprécier Malik. Son goût prononcé pour les supers héros a été ma faiblesse.

— Ta kryptonite.

Je lui adresse un clin d’œil face à son sourire fier.

— Exactement. Nous avons passé un accord, en quelque sorte. Un cesser le feu. Et j’ai bien failli rompre cet accord quand tu es partie.

— Pourquoi ?

— Parce que je pensais qu’Adam t’avais fait quelque chose. Qu’il était la raison de ta fuite.

Se tordant les lèvres, elle prend un air coupable à nouveau.

— J’avoue que je n’aurais pas dû faire les choses de cette façon. Mais je savais que si j’en parlais à quelqu’un, je ne l’aurais pas fait.

Tendant le bras, je le passe autour de ses épaules et la rapproche de moi, oubliant quelques secondes que je suis toute collante de sueur.

— L’essentiel, c’est que tu sois là, maintenant.

Elle dépose un baiser sur ma joue, puis s’écarte pour laisser passer le type qui arrive en face, à toute allure.

— Pas mal, je marmonne en le suivant du regard quand il continu son chemin derrière nous.

— Sa vitesse ou son physique ? elle demande avec humour.

— C’est quoi la vitesse ? je demande faussement distraite alors que le type s’éloigne rapidement, emportant son joli postérieur avec lui.

Kiara éclate de rire et me bouscule.

— Je croyais que tu faisais une croix sur les hommes ? 

— Ce n’est pas parce que je suis au régime que je ne peux pas regarder le menu.

— Alors tu y renonces vraiment ?

Prenant une grande inspiration, je repousse les réminiscences de l’angoisse que j’ai eu il y a quelques semaines. Ne pas me souvenir de ce que j’ai fait avec ce type a été un électrochoc.

— Pour l’instant, je préfère les éviter. 

 

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